Macrocéphale*

"Agaçant ! Alessandro
trouve tout !"

Journal de bord de l'H.M.S. Saint Joseph

En l’an de grâce 2019 après la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, au onzième mois pluvieux de novembre, un fait extraordinaire est survenu. Au bâtiment principal du lycée s’est substituée, d’un coup, à la surprise générale, la forme effilée… d’un bateau amiral de la marine royale de Sa Majesté !

Cette transformation instantanée s’est produite quand quatorze heures, heure de Greenwich*, sonnaient au clocher du couvent, sans que personne ne put l’expliquer rationnellement. Ni Monsieur Sebia, physicien de renom, ni Monsieur Pagnier, diplômé émérite de la faculté oxfordienne* du monde virtuel.

Là, devant les yeux ébahis des élèves, se dressait une véritable frégate en bois de chêne, à la coque rutilante et au mât perché plus haut que le sapin qui ombrage ordinairement la cour.

Mieux ! Sur le pont du vaisseau, qui occupait l’emplacement passé de la Grande Salle, trônait, en uniforme militaire de Son Altesse Britannique, un capitaine aux traits d’une sévérité terrifiante. Étrangement, il portait le doux prénom de Chloé. Sur le fourreau de ses épaulettes, on pouvait distinguer aisément les galons d’amiral, caractéristiques de la police en mer de la Perfide Albion*. Sous sa coupe, trois matelots de première classe vacillaient d’émotion à la vocifération de ses ordres. Il y avait là Raph le Balafré, vieux loup de mer éborgné, ancien mutin du Bounty*, peu impressionnable pourtant, tant sa vie au grand large l’avait exposé à la tragédie. A ses côtés, buriné par le sel marin, Mattéo, qui avait affronté déjà les rouleaux de vagues qui submergent tout navigateur confronté aux quarantièmes rugissants*. Enfin, plein d’appréhension, Thérèse, un petit moussaillon qui se mêlait pour la première fois à un équipage aguerri, épongeait les coursives* avec une peur indicible au ventre.

On apprit bientôt que le navire était de retour d’expédition. Missionnée par la reine en personne, Cap’tain Chloé avait écumé les océans à la recherche des ennemis de la Grande-Bretagne:  pirates, aventuriers de tout poil, explorateurs mandatés par des puissances rivales. Le blond officier avait rempli sa charge avec un succès sans précédent. Aux chaines, dans la cale, épaules contre épaules, se côtoyaient « Black Beard » Alessandro, boucanier des Caraïbes, et tous les marins de son armada*.

Derrière lui, on pouvait apercevoir Calamity Louise, dont la réputation mortifère avait atteint les régions les plus éloignées du globe terrestre. Dans un hamac, à bâbord, Marcel l’Indolent, les mains entravées, parvenait, malgré l’inconfort, à piquer un roupillon. Sous sa couche aux couleurs du drapeau helvétique, Indian’Élisa, lointaine cousine d’Harrison Ford, affrontait Enzo, son second, dans une dispute épique dont elle sortirait vainqueur.

Dans un bruissement d’ailes soudain, une colombe se percha sur la  hune du vaisseau. Elle apportait de Buckingham un message codé confidentiel à destination du maître d’équipage. « Mattéo, au grand mât ! Allez me recueillir cette missive , tempêta le haut-gradé ». Le mathurin s’exécuta à l’instant et apporta au pacha le parchemin.

« Tour de Londres – Pas assez de cellules pour accueillir prisonniers – Organiser concours – Libérer vainqueurs ».

Aussitôt, tous les captifs furent réunis sur le pont: Ticéo et Laïna, Angelo, Jules B. et Lilou. Raph les rassembla par équipage, les désignant par les noms des continents. Valentin devenait asiate quand Manon s’africanisait. Medi, maori d’Océanie, faisait face à Ugo, amoureux transi de la déesse Europe. En un temps record, le bateau fit place, cette fois-ci, à un studio T.V. Les buzzers étaient sortis qui, déclenchés, telle une corne de brume, arrachaient du sang aux tympans des concurrents. Une première question fusa: dans quelle région se trouve le Mont-Saint-Michel ?

D’une poche de sa gabardine, Mattéo sortit brusquement une longue vue et scruta l’horizon. Il voulait s’assurer de reconnaître sans faute le premier d’entre les adversaires qui porterait le doigt sur le vibreur et éclairerait le monde de sa culture. Dans mon souvenir, ce fut Indian’Élisa qui répondit d’emblée. « Normandie, s’écria-t-elle ! », au détriment d’Enzo qui aurait souhaité devancer sa partenaire.

« Silence, marin d’eau douce, s’offusqua-t-elle, tu n’as pas droit au chapitre. On m’a désigné capitaine, seule je réponds ! ». Le sous-fifre ferma, penaud, la bouche et nul ne l’entendit plus.

On convint rapidement, à sa barbe épaisse, que « Black Beard » Alessandro naviguait depuis trop longtemps pour ne pas tout connaître des contrées qu’il avait tant de fois sillonnées. Il donna une réponse à un nombre impressionnant de questions. Fuseaux horaires, températures Fahrenheit, codes morse ou javanais, rien ne lui était étranger. Assez vite, Thérèse fut débordée, elle qui devait afficher le score de chaque équipe. Provenant d’Océanie, une tempête qui n’avait rien de naturelle, lui claquait violemment au visage. Elle y perdit ses mathématiques. « 12+5 ? Attendez, il faut encore ajouter 3 ? Tonnerre de Brest ! »

Si l’équipe où officiait Alessandro prit rapidement l’avantage, Tom, les yeux bridés pour donner l’illusion d’une ascendance japonaise, ne souhaitait pas qu’on le considérât comme l’ignare de service. Il avait eu vent, dans son enfance, d’un passage au nord-ouest et fut heureux que le Détroit de Béring lui revint en mémoire dans une petite brise salutaire. Las ! Par 55° de longitude ouest et 40° de latitude nord, son navire sombra corps et biens. Le Triangle des Bermudes. En s’enfonçant dans la profondeur des flots, on pouvait encore entendre Jules N., la main levée en direction du ciel, protester contre les arbitres qui ne lui avaient pas suffisamment offert de points avant de périr ! Calamity Louise quittait la partie, en pleine traversée du Cap Horn, en Terre de Feu, effondrée que son équipe n’ait pu maîtriser assez la tablette informatique qu’on lui avait fournie. « Nicolas Copernic, pas dans le dico ! Quel vilain nom pour un astronome ! »

Quand le concours fut terminé, Cap’tain Chloé libéra, de mauvaise grâce, l’équipage océanique. Elle lui remit même des sauf-conduits sous la forme d’une petite lampe à leds, qui pourrait apporter plus de lumières encore à sa connaissance du monde. Et puis des cartes de vœux qu’il pourrait estampiller de tous les pays dont il aborderait maintenant les côtes… librement, mais sous contrôle.

Sigle de la marine de guerre britanique (Her ou His Majesty’s Ship).

Qui a une grosse tête.

Ligne imaginaire qui sert d’origine pour calculer la longitude.

Ville anglaise dont l’université, la plus vieille au monde, est célèbre depuis le Moyen-Âge.

Expression péjorative désignant l’Angleterre.

Marins sous pavillon britannique qui se sont révoltés contre leur capitaine en 1789.

 

Zone de vents forts entre les 40ème et 50ème parallèles dans l’hémisphère sud.

Marine militaire espagnole datant du XVème siècle.